L’épopée de Jean Lagaillarde

Ancien de Rawa-Ruska… et des Forces Françaises Libres

La destruction des pierres tombales juives

En bas du ballast, bourrant des cailloux sous les traverses, des silhouettes fantomatiques piochaient en silence, vêtues d’oripeaux usés, tirés du butin de toutes les débâcles &endash; capotes noires d’artilleurs norvégiens, vareuses vert-pomme des gardes-frontières tchèques, dolmans bleus des lanciers polonais, vestes  » caca d’oie  » des  » tringlots  » belges &endash; elles semblaient flotter sur des corps squelettiques, courbés sur leurs outils, les pieds nus dans des sabots de bois, la tête protégée par des guenilles, pour la plupart, calots et bérets de l’armée française &endash; et dans ce misérable troupeau de véritables bagnards rivés au ballast, la tête au niveau des roues des wagons, seules leurs  » coiffures  » pouvaient différencier les Français de leurs compagnons de chaîne, en grande partie des juifs civils de toutes nationalités &endash; hommes ou femmes.

Jean Lagaillarde travaillait sur ce chantier. Il avait les reins brisés, les bras noués à force de bourrer ces cailloux sous les traverses. Des cailloux dont la provenance est en soi un symbole de la barbarie nazie. En effet, pour construire la voie ferrée, les ingénieurs des chemins de fer allemands n’avaient pas assez de  » pierraille  » ; alors, ils ont imaginé de faire casser les pierres tombales de l’immense cimetière juif de la ville de Lwow (comme d’ailleurs, d’autres villes ou villages environnants).

Comme la plupart de nos camarades de Lwow, Trembowla et autres camps proches, Jean Lagaillarde a assisté ainsi, impuissant, la rage au cœur, au lent martyre de la population de cette grande ville d’Ukraine qu’était Lwow et de sa banlieue. D’abord l’embarquement du ghetto, près de la gare, abritant 100 000 personnes. Puis le transfert, dans des convois les conduisant soit vers des chantiers (tels que celui indiqué ci-dessus) où ils mouraient d’épuisement, soit pour les plus faibles, vers des camps où la mort était là aussi, inéluctable.

Jean Lagaillarde, comme ses compagnons de misère, savait qu’il n’en avait plus pour bien longtemps, si ces conditions de détention ne changeaient pas. Et pourquoi changeraient-elles ? Qui songerait à les aider, perdus au bout de l’Europe, dans un territoire placé sous juridiction spéciale, appelé d’ailleurs par les Allemands eux-mêmes  » triangle de la mort « , hors de la compétence de tous les organismes internationaux, où tout gardien avait la possibilité légale d’exterminer n’importe qui, n’importe quand, qu’il soit civil ou militaire.

Jean Lagaillarde se rappela les conseils prodigués en juin 1940 à tous les soldats anéantis par la défaite, encore sous le choc injuste de la capture :  » Attendez, vous allez bientôt être démobilisés, vous ne pouvez être considérés comme prisonniers de guerre, puisque vous combattiez encore après l’armistice… Juste le temps de régulariser votre situation militaire…

Engagé à 18 ans, il était très jeune… un  » bleu « , à peine sorti du peloton d’instruction et, faisant confiance à ses supérieurs, il était resté…, comme tant et tant d’autres, gradés compris… naïvement.

Il ne s’était réveillé vraiment qu’en septembre, en arrivant au stalag XIII A, en Bavière, après un long voyage, au cours duquel, tous les matins, couraient les bruits d’une libération immédiate :  » Voyez les gars… on arrive à Belfort… à Mulhouse… Mais très vite ce fut Karlsruhe, Nuremberg, etc. Alors les gradés s’étaient tus, stupéfaits et furieux de s’être laissé berner à ce point par les officiers allemands, et aussi d’avoir, en toute bonne foi, trompé leurs hommes. Entre temps, les Allemands avaient cloué les portes des wagons.

… Première évasion…

Jean Lagaillarde avait compris qu’il ne devait plus compter que sur lui-même, et, un matin, déjouant toute surveillance, il était parti droit vers l’ouest, avec son camarade Delormas, en suivant la rive du Danube, dans la neige à peine fondue de février. Hélas, quelques jours plus tard, la neige s’était remise à tomber à gros flocons, et ils avaient dû marcher de nuit dans les conditions qu’on imagine, durant plus d’un mois, se nourrissant de légumes déterrés dans les champs ou volés dans les fermes isolées. Il s’était fait reprendre près de la frontière suisse, malgré les précautions prises, par des fermiers accompagnés de chiens (il faut préciser, qu’à bout de forces et ne trouvant plus aucune nourriture, ils avaient dû prendre le risque de voler et tuer un mouton… ce que les fermiers apparemment n’avaient pas apprécié…).

En prison civile…

Pourtant Delormas réussit à s’échapper et à passer en Suisse. Pour Jean Lagaillarde, ce fut d’abord 21 jours de prison civile à Sulzbach-Rosenberg, puis le camp de discipline, habituel en pareil cas, où il retrouva un de ses anciens amis : Philibert.

De concert ils décident alors de repartir pour la  » belle « . Le jour fixé était le 22 juillet. Hélas, quelques jours plus tôt, Jean Lagaillarde fut condamné à 70 jours de cellule, avec un repas par jour, plus, quelquefois, un morceau de pain noir et acide et de l’eau. Pendant ce temps, Philibert avait la chance sans trop d’encombres de pouvoir gagner la Suisse.

A sa sortie de cellule, Jean Lagaillarde est ramené au camp XIII A &endash; retour de courte durée &endash; puisque l’été revenu, il profitait d’une corvée à l’extérieur pour sauter en voltige sur un vélo, au coin d’une rue, et s’enfuir à toutes pédales. Il parcourut ainsi plus de deux cents kilomètres, jusqu’à Stuttgart. Malheureusement, malgré son extrême prudence, il était stoppé par un barrage de gendarmerie. C’est alors de nouveau la prison civile, et quelle prison ! Celle de Stuttgart que tant d’autres de nos compagnons connaissent bien…, y ayant été enfermés dans les mêmes conditions.

Là, il est incarcéré avec des  » droits communs  » et des  » politiques  » destinés à la potence…

Et voilà comment Jean Lagaillarde se retrouva un matin de mai, après avoir été conduit au camp de Ludwigsbourg, avec 80 de nos camarades, dans un wagon à bestiaux et alla rejoindre au fond de leur enfer, d’autres déportés, ceux d’Ukraine, de Rawa-Ruska et de ses terribles sous-camps.

Là, pas question de s’évader et pourtant, certains, au cours de travaux forcés à l’extérieur, ont, toujours au péril de leur vie, réussi des exploits extraordinaires… La Roumanie,  » assez  » proche était bien tentante, et des bruits n’avaient-ils pas couru, qu’il existait des maquis polonais et russes dans les forêts voisines. Quels risques ne prendrait-on pas pour les rejoindre et reprendre les armes contre les tortionnaires et les bourreaux du nazisme.

En mai 1943, de nouveaux  » arbeits-kommandos  » étaient créés sur les bords de la Baltique. Jean Lagaillarde est affecté à l’un d’eux &endash; à Stettin &endash; La Mer ! Ce mot évoque de vastes horizons, de nouvelles idées d’évasion. Il est désigné pour décharger des bateaux, la plupart du temps, de charbon. Son nouveau travail consiste à pénétrer dans les soutes, à remplir les sacs et à les emporter sur le dos jusqu’au train qui stationne sur un quai voisin, mais sait-on jamais ?…

La marge de manœuvre est mince, mais il en faut plus pour décourager notre ami.

Ce dont il rêve, c’est d’un bateau qui pourrait l’acheminer vers la Suède, et un jour son espoir semble pouvoir se réaliser. Un cargo finlandais pénètre dans le port, le  » Marta « . Il apprend que sa destination est la Suède et le Danemark, le départ doit avoir lieu incessamment. Jean Lagaillarde, alors, après avoir confié son projet à l’un de ses compagnons, Pourcelot, est bien décidé à saisir la moindre occasion. Il s’agissait d’un cargo qui transportait de l’huile lourde en fûts et son équipe est désignée pour procéder au chargement du bateau. Profitant alors d’une courte négligence dans la surveillance des dockers improvisés qu’ils étaient, Jean Lagaillarde et Pourcelot réussissent à ouvrir, à fond de cale, deux des fûts embarqués.

Le départ devait avoir lieu le lendemain 2 février, alors, chaque détail ayant été mûrement réfléchi et prévu, vers 4h du matin, dans la nuit noire, déjouant encore la surveillance de leurs gardiens, ils s’en vont… puis escaladent la clôture du port et montent sur le  » Marta  » désert.

Cachés dans des fûts d’huile lourde

A la reprise du travail, Boiteux et un autre de ses camarades les remplacent dans la corvée habituelle, de telle sorte qu’ils ne puissent être signalés manquants avant l’appel du soir et… à 4h, le bateau partait, fendant les glaces de l’Oder, puis les eaux de la Baltique, vers la Suède. Quelques heures plus tard, ils débarquaient à Malmoe, port du sud de la Suède, glacés et à demi-asphyxiés par les émanations, car pour se cacher, ils avaient dû plonger avant le départ, chacun dans un fût d’huile lourde où, tous deux étaient restés stoïquement, évitant de trop bouger, seule, la tête émergeant de l’épais liquide noirâtre et nauséabond, pendant tout le voyage.

Mais quel soulagement, quelle revanche et quelle joie intense de se savoir sauvés et enfin libres, après tant de tentatives malheureuses et leur effroyable séjour dans le  » triangle de la mort « .

Libres !… Pourtant il faut le dire vite, car ils sont à leur grande déception, heureusement de courte durée, mis sous surveillance par les Suédois dans une prison de la ville. Mais, après quelques interrogatoires, après tout bien compréhensibles, ils sont pris en charge par l’Armée du salut, habillés de neuf et conduits à la gare de Malmoe. Ils arrivent à Stockholm où, fleur à la boutonnière, leurs amis Chaldrin et Philipson les attendaient &endash; chaleureuse réception à l’école des sœurs françaises, mais hélas nouvelle déception, lorsqu’ils se trouvent devant l’attaché militaire, le colonel Poupart, représentant le maréchal Pétain, qui, après les avoir félicités, leur propose un prochain rapatriement par le train, via l’Allemagne, avec sauf-conduit…

Consternations, réactions vives &endash; il n’y eut pas d’au revoir, et, l’ambassade anglaise se trouvant à proximité, ils conviennent de s’y rendre aussitôt.

Le plus difficile sera de convaincre les Anglais de leur détermination de rejoindre Londres pour reprendre le combat. Ce fut enfin fait, après un mois et demi de visites incessantes et de patience.

Un avion militaire les dépose alors à Aberdeen en Ecosse.

Jean Lagaillarde sera le premier évadé-résistant, ancien de Rawa-Ruska et des camps d’Ukraine à pouvoir rejoindre l’Angleterre.

Après trois semaines d’internement à Patriotic School, avec interrogatoires presque quotidiens, ils se retrouvent à nouveau totalement libres.

Jean Lagaillarde est alors interviewé par Maurice Schuman à la BBC où à deux reprises, il peut enfin parler publiquement des camps d’Ukraine et évoquer les horreurs qui s’y produisent. Il le fait aussi aux militaires de la France libre qui, comme les journalistes, se montrent d’abord perplexes, puis devant l’évidence, demeurent atterrés.

Jean Lagaillarde et son ami Pourcelot peuvent enfin signer leur engagement dans les F.F.L. Le premier est dirigé sur l’Ecole des Cadets de la France Libre dont les promotions sont devenues Saint-Cyriennes et Pourcelot rejoint le Commando n° 10 des bérets verts.

Ensuite de multiples aventures héroïques parsèment sa nouvelle vie, par exemple, devenu parachutiste, il est lâché avec d’autres camarades dans les maquis de Franche-Comté, tandis que les troupes de la 1ère Armée débarquent à Fréjus (dès septembre la jonction est établie).

Un autre exemple : après le front de Montbéliard, en mission de renseignements O.S.S., il est largué derrière les lignes allemandes, etc.

Et pour reprendre ses propres mots :  » Les tristes journées de juin 1940 et leurs conséquences étaient définitivement effacées. Mais la période de l’Ukraine et de Rawa-Ruska ne pourra jamais l’être « .

Après ? Après, sollicité, il est nommé officier de liaison aux Indes entre l’Etat-Major anglais de Lord Mounbatten et le Général Leclerc, puis toujours affecté à l’Etat-Major Leclerc, il connaît l’Indochine et à nouveau la guerre. Mais il ajoute aussitôt :  » cela est une autre histoire, très différente, qui n’a pas sa place ici, bien que riche en événements et rebondissements de toutes sortes « .

Signalons simplement que Jean Lagaillarde est titulaire de très nombreuses décorations étrangères, dont la  » Silver Star  » américaine, qui lui a été remise pour services exceptionnels par le Général Patton lui-même, et décorations françaises, dont la rosette d’officier de la Légion d’Honneur à titre militaire et de nombreuses citations, dont l’une du Général de Gaulle. Il termine la guerre avec le grade de Lieutenant-Colonel.

Après sa démobilisation, malgré les lourds handicaps qui le faisaient souffrir, dus aux nombreuses blessures reçues dans les camps et au cours des combats, il accepta, après une courte période de repos, le poste éminent de chef de laboratoire à l’Ecole Centrale des Arts et Métiers, poste qu’il occupa de longues années avant de prendre une retraite bien méritée.

J. M. Frébour