Une des plus grandes évasions réussies par tunnel
Parmi les Kommandos de Rawa-Ruska, le Kommando de Zwierzyniek fut certainement un des plus durs.
Ceux qui avaient espéré en quittant Rawa trouver en kommando un sort meilleur furent bien déçus ! En effet, la nourriture y était aussi pauvre et le travail encore plus pénible. La plupart d’entre eux étaient employés à la réfection ou la création de routes, destinées au passage de l’armée allemande. Imaginez ce que peut être le transport de lourds blocs de pierres qu’il fallait ensuite casser à coups de masse. Tout cela, les pieds nus dans des sabots et le ventre creux. Les gardiens, un pour trois détenus, ne leur laissaient aucun répit, ni à eux, ni aux Juifs d’un camp voisin, qui travaillaient près d’eux et avec lesquels il leur était interdit de communiquer. Le camp lui-même se composait de baraques, en mauvais état, regroupées en un « Block » entouré d’un double réseau de barbelés complètement infranchissable et doublé d’un chemin de ronde. Il leur était interdit de s’en approcher sous peine d’être tirés comme des lapins. De hauts miradors le surmontaient, équipés de mitrailleuses. La nuit, une puissante installation électrique éclairait le tout.
De l’autre côté de ces réseaux de barbelés, se trouvaient d’autres baraques, elles-mêmes regroupées en un autre « Block ». On y voyait arriver des civils juifs, femmes, enfants, vieillards, mélangés, qui n’y restaient jamais bien longtemps. Ils en repartaient ensuite à destination de Belzec. Ce deuxième « Block » servait donc uniquement de passage et se trouvait certains jours inoccupé.
Pendant tout le travail, il était absolument impossible de s’évader, les détenus avaient été prévenus que l’on tirerait sans sommation et la surveillance était très stricte. Une évasion ne pouvait être envisagée que du camp et avec beaucoup d’imagination… Parmi eux se trouvait une équipe de mineurs du nord de la France qui décidèrent en grand secret de creuser un souterrain. Point de départ : la baraque la plus proche du réseau de barbelés. Point d’arrivée : le dessous d’une des baraques du « Block » de passage des Juifs. Distance entre les deux points : 20 mètres environ.
Ce travail de taupe fut extrêmement pénible car les conditions techniques de sa réalisation, le boisage entre autres, étaient une grosse difficulté et les mesures de silence et de secret pour en arriver à la date du 12 août 1942 difficiles à réaliser. Le bruit se mit à courir que toute une partie du kommando allait être envoyé à Rawa. Il fut décidé que le départ serait avancé bien que le boisage de la partie finale du souterrain ne fut pas terminé et aussi parce qu’il avait été remarqué que le camp de passage des Juifs était inoccupé depuis quelques jours.
Dans la nuit du 12 au 13 août, un volontaire se manifesta pour ouvrir la voie.
Il était chargé de trois opérations :
– passer de la baraque au tunnel jusqu’au dessous de la première baraque du block de passage des Juifs en utilisant le souterrain ;
– passer alors de baraque en baraque, sans se faire remarquer, pour aller préparer, au moyen d’une cisaille volée lors d’une corvée, un trou dans les barbelés qui séparaient le block de passage du monde extérieur ;
– refaire le chemin inverse pour prévenir ses camarades que le passage dans les barbelés était effectué et en préciser très exactement l’emplacement.
Il faut rendre hommage au courage de ce camarade nommé Gilbert Jaeger qui prit de tels risques et accomplit parfaitement sa mission.
Puis, petit groupe par petit groupe, la « descente aux enfers » commença. Ramper pendant plus de 20 mètres, sans air et sans lumière dans un souterrain mal étayé ou pas étayé du tout dans sa dernière partie, guetter les sentinelles des miradors les plus proches, profiter du moment précis où elles regardaient dans la direction opposée, pour bondir de la zone d’ombre d’une baraque vers la zone d’ombre d’une autre baraque, franchir le passage préparé dans les barbelés (et certains eurent du mal à le trouver) pour gagner enfin d’un dernier bond le bois voisin ; il semble extraordinaire que 93 fois ce manège soit passé inaperçu des gardiens. Cependant il en fut ainsi ! Il faut dire que les inévitables petits bruits que nous faisions étaient couverts par les chants des Allemands qui se livraient au poste de garde à une véritable beuverie, organisée à l’occasion de la relève générale des unités de garde.
Il était entendu que chacun devait tenter sa chance. Aussi ce fut donc individuellement ou par petits groupes que les évadés adoptèrent différentes directions après qu’ils se soient tous dirigés en direction Nord-Ouest ou plein Nord pour tromper les Allemands qui une fois l’alerte donnée axeraient leurs recherches et leurs poursuites très logiquement en direction du Sud.
Les évadés ne disposaient seulement que d’une carte grossière de la région établie d’après la mémoire des uns et des autres.
Comme vêtements : leurs défroques militaires de nationalités diverses, mais leur moral était de fer et leur détermination d’acier… Il fallait qu’il en fut ainsi pour s’aventurer dans de telles conditions, dans ce Judenkreis, cette zone d’extermination.
Le but, pour la plupart, était de rejoindre la Hongrie.
Il y eut peu d’évasions collectives aussi importantes par la quantité des participants.
Il y eut peu d’évasions où les chances de réussite étaient aussi minces.
Il y eut peu d’évasions où les risques étaient aussi grands.
Celle de Zwierzyniek est exemplaire à ces trois titres :
– pour la quantité : 93 détenus s’évadent par une nuit sans lune ;
– pour la réussite : seulement deux connues ;
– pour les risques : 14 périrent officiellement au cours de cette évasion.
Si on considère que treize camarades seulement se sont retrouvés après la guerre, on peut en déduire sans risque de se tromper que 66 ont été portés disparus.
Parmi les treize héros rescapés, nous avons pu recueillir le témoignage de deux de nos amis, dont ceux d’André Lecorne, actuellement président de la Vienne et de Charles Gardon, qui fut le très sympathique trésorier de l’Ile-de-France et qui se trouve en ce moment à la maison de retraite de « Clairefontaine », 78430 Louveciennes.
Voici le récit résumé d’André Lecorne :
Nous étions, Louis Cassin, Jean Larrère et moi-même, du même petit groupe et nous réussîmes bien notre sortie en direction Nord-Ouest, mais nous nous sommes enfoncés dans les marais immenses dans cette région. Il nous fallut trois jours et nuits pour enfin trouver la sortie, mais cela nous sauva des patrouilles qui dès le lendemain de l’évasion nous recherchaient.
Nous avons récupéré au cours de la première nuit notre ami Gilbert Jaeger. Il avait été pris en chasse par une patrouille et séparé de ses amis du groupe. Nous étions donc quatre (plus repérables !).
Ne marchant que la nuit, nous avancions vers la rivière frontière et la Hongrie.
Le matin du 19 août 1942, alors que très fatigués, nous dormions profondément dans une sapinière, située dans un terrain militaire où la veille les Allemands avaient exécuté huit Mongols partisans parachutés et perdu six des leurs, nous avions été signalés comme étant armés de mitrailleuses et grenades. Aussi, croyant avoir encore en face d’eux des Mongols, ils mirent deux mitrailleuses en batterie et dans le triangle de protection du feu, ils nous lancèrent des grenades ; plusieurs tombèrent très près, une éclata en plein milieu de notre petit groupe. Aussitôt les Allemands foncèrent sur nous.
Ce fut terrible. Louis Cassin reçut des éclats sur la face nasale et devint sourd par suite de la déflagration. Gilbert Jaeger eut la figure transpercée. Jean Larrere (20 ans, le plus jeune), fut tué sur le coup. Moi-même, rien et pourtant, je m’étais levé en leur criant en Allemand de ne plus tirer, que nous étions Français. Le Bon Dieu l’avait voulu ainsi, probablement…
Pour nous, notre évasion se termine là, tristement, à Huta, pas très loin de la frontière hongroise.
Les cendres de notre pauvre camarade Jean Larrère furent rapatriées vingt ans après. Il est inhumé au cimetière du Bouscat à Bordeaux.
C’est une bien belle évasion qui se termine hélas tragiquement avec le retour manu militari à Rawa Ruska où nos compagnons vont avoir à subir une punition extrêmement sévère.
Quant à l’évasion de Charles Gardon, celle-ci, bien que parsemée de mille embûches… et quelles embûches ! est des plus heureuses puisqu’il parvint à rejoindre la Hongrie et le maquis en Tchécoslovaquie, où son groupe participa, après de durs combats, à la libération de Budapest.
Voici le récit qu’il nous en a fait :
Le lendemain de notre sortie du tunnel, après nous être heurté à ces marais pratiquement infranchissables, nous reprîmes notre progression vers l’ouest et eûmes la chance de rencontrer un vieillard, gardien de troupeau, qui nous conduisit à sa chaumière, nous donna un peu de ravitaillement, échangea nos vêtements militaires contre des hardes civiles et nous hébergea pour la nuit dans une grange. C’est là que nous décidâmes que chacun tenterait sa chance de son côté et que nous nous séparâmes. C’était le 15 août au soir.
Je me retrouvais donc seul, ainsi les risques étaient répartis. Ils étaient grands et j’en eus la preuve le soir même quand, m’approchant d’une ferme isolée, j’entendis des balles siffler autour de moi. Je réussis heureusement à m’esquiver, puis à gagner la forêt proche. Je marchais toujours vers l’ouest, me fiant à mon flair pour aborder parfois quelques rares civils, à qui je montrais une lettre rédigée en polonais par un camarade de Zwierzyniek avant mon départ et dans laquelle étaient expliqués ma situation de soldat français évadé et mon désir de rejoindre la Hongrie. Cette lettre n’était pas toujours comprise, car une partie de la population ne parlait que le dialecte ukrainien, ou était totalement analphabète. C’est ainsi que certaines fois je fus pris, soit pour un Juif, soit pour un déserteur allemand, soit pour un partisan polonais, soit même pour un de ces vaillants soldats russes qui, lors de l’avance allemande, n’avaient pas été faits prisonniers et qui, depuis lors, formaient des groupes de partisans. Je fus accompagné aussi, pendant deux jours, par un couple de jeunes Juifs qui se cachaient. Ils me confirmèrent la route que je devais suivre pour atteindre la rivière San, que je devais absolument passer. Malheureusement, un soir, en traversant un village que je croyais abandonné, parce que de loin, je le voyais presque entièrement détruit et calciné, je fus repris par une sentinelle allemande, avec laquelle je me trouvais nez à nez. Conduit dans un poste de garde installé dans une des rares maisons épargnées, je fus informé que je serai remis le lendemain matin entre les mains de la Feldgendarmerie… Tous ces efforts et ce chemin parcouru avaient-ils été faits en vain ?
Quelle était à ce moment ma situation ? A l’intérieur du bâtiment, une sentinelle en arme ! A l’extérieur, une autre ! Le restant du groupe se reposait en dormant sur un bat-flanc. Je feignis de dormir, moi aussi, à « poings fermés », tout en surveillant le comportement de la sentinelle intérieure… Ma patience fut récompensée… car je la vis, d’abord s’assoupir, puis sans doute mis en confiance, s’endormir plus profondément. Silencieusement, je récupérais mes sandales, j’entrouvris la porte… pas de sentinelle extérieure visible !… Où était-elle ? Je ne le saurai jamais !… Je bondis de couvert en couvert, protégé par une brume épaisse, jusqu’à la forêt proche et repris ma marche vers l’Ouest.
Après plusieurs jours de marche, j’arrivais au confluent de la San et de la Vistule. J’avais, presque chaque jour, été aidé par des paysans polonais au risque de leur vie, mais l’aide la plus précieuse me fut apportée par un jeune d’une quinzaine d’années qui accepta de me transporter dans sa barque, d’une rive à l’autre de la San. Un gros obstacle était franchi et à partir de là, je reprenais ma marche plein sud en direction des Carpathes et du col de Dukla et je marchais, marchais, marchais… jusqu’au moment où, pris de dysenterie et très fatigué, je fus mis en rapport avec un Polonais qui parlait le français avec un fort accent méridional (par la suite, il m’a dit avoir séjourné en France et avoir travaillé à Marseille). Il me dit aussi qu’il avait récemment hébergé deux Français, dont l’un était habillé en femme. Je l’ai su par la suite, il s’agissait de Klein et de Gouaze, qui s’étaient évadés du convoi qui les transportait à Rawa-Ruska. Cet homme faisait partie d’un groupe de la Résistance, bien armé, auquel il me proposa de me joindre, me faisant comprendre que gagner la Hongrie était très aléatoire, que je risquais mille dangers et que de toute façon la frontière était très sévèrement gardée. Je déclinais son offre et après une semaine de récupération, je me sentis à nouveau assez vaillant pour reprendre ma route.
Je me trouvais à ce moment à proximité des villages de Growada et de Kaeczany. Je continuais ma marche, passais à l’est de Laslo où était un camp d’aviation allemand, ce qui me valut de croiser, d’assez loin, à plusieurs reprises, des Allemands qui, vu mon allure de « clochard », me prirent probablement pour un berger. Avec obstination, je continuais plein sud et après plusieurs jours, le col de Dukla était atteint. Au gré des rencontres que je faisais, j’étais nourri et mis sur la bonne route, jusqu’au jour où, mal dirigé, je tombais entre les mains du responsable d’un village, un Ukrainien malheureusement pro-Allemand, qui me montra la photo de son fils en uniforme SS. Il me fit comprendre qu’il me remettrait le lendemain aux « autorités » (allemandes, à n’en pas douter). Il m’enferma dans une grange en compagnie d’un énorme chien, heureusement attaché. Très tôt le lendemain matin, le chien se mit à aboyer, de concert avec d’autres à l’extérieur. C’était sa manière de saluer le départ au travail des bûcherons du village. Profitant du tohu-bohu et du fait que le chien était attaché, je réussis à quitter la grange, puis pris mes jambes à mon cou et gagnai la forêt proche. Ma marche vers le sud continua… monter une colline, la redescendre, recommencer avec la suivante, me nourrissant presqu’exclusivement de baies et de fruits sauvages, trempé jusqu’aux os par la pluie qui s’était mise de la partie, me reposant de temps à autres dans des huttes de bûcherons abandonnées, essayant d’éviter les agglomérations, car je me savais dans un milieu hostile, j’allais, j’allais, j’allais… J’atteignis ainsi le village de Vranow que j’évitais et dépassais. Encore deux jours de marche. Je pensais alors n’être plus très loin de la frontière hongroise, lorsque, tout-à-coup, alors que je voulais traverser une route, je fus interpellé et mis en joue par un garde armé dont j’ignorais la nationalité, car il portait un casque allemand, mais d’un vert plus clair.
Interrogé dans un langage que je ne comprenais pas, je dus attendre le lendemain matin pour m’expliquer avec un douanier qui parlait un peu l’Allemand, puis sous bonne garde, je fus conduis à Kassa. J’étais donc bien en Hongrie, mais encore très perplexe sur le sort qui allait m’être réservé. Présenté devant un tribunal, j’eus enfin la possibilité de préciser ma qualité de Français évadé de Zwierzyniek, ce qui n’empêcha pas une incarcération dans la prison militaire. Dans cette prison, étaient aussi incarcérés deux Français évadés de Stryj. La discipline était terrible et les mauvais traitements, habituels. Au bout de quelques jours, au cours d’une visite du général commandant la place de Kassa : le général Lucatos Geza (qui par la suite devint chef du gouvernement hongrois), celui-ci nous assura qu’il donnerait des ordres pour nous faire libérer. Aussi deux jours plus tard, étions-nous très confiants, quand deux gendarmes vinrent nous prendre en charge et nous firent prendre le train. Mais arrivés à Budapest, nous remontâmes vers le nord jusqu’à Komarom où les menottes nous furent mises. Nous fûmes ensuite jetés dans un cul-de-basse-fosse de la forteresse. Nous y passâmes une nuit, puis ensuite nous fûmes mis en cellule, avec cependant un régime plus libéral. Cette citadelle était aussi un centre mobilisateur où défilaient toute la journée des Hongrois mobilisables. Profitant d’un moment de distraction de la sentinelle qui nous accompagnait dans la cour, lors de notre promenade quotidienne d’une heure, je réussis à prendre la fuite et à quitter la forteresse. Sans papiers, sans complicité, je fus rapidement repris et envoyé dans une autre forteresse.
Ce n’était pas encore la liberté, hélas ! En effet, fin novembre, je fus envoyé au camp d’internement de Balaton Böglar, sur le lac Balaton. J’y retrouvais Tutot et j’appris de lui, que nous étions les deux seuls évadés de Zwierzyniek à être internés en Hongrie. Après un mois passé dans ce camp, je fus libéré et regagnai Budapest, où je réussis à trouver quelque travail. Rapidement, je pus prendre contact avec la résistance et à partir de là ce fut une autre aventure qui commença : le maquis en Tchécoslovaquie, les faux papiers, la lutte contre la gestapo et les « croix fléchées » hongroises, avec, pour finir, l’enthousiasme de la Libération de Budapest après de durs combats, auxquels mon groupe prit une part active en assurant le ravitaillement en munitions et en matériel téléphonique des unités engagées sur l’île Marguerite (Margi-Sziget). Le Danube était entièrement gelé et tout cela se faisait au milieu de centaines de morts pris dans la glace du fleuve. Budapest libérée, mon rôle d’agent de liaison était terminé. Les Russes nous ayant regroupés au camp de Tura, c’était l’inaction, ce qui, après ces derniers mois exaltants, ne me convenait pas spécialement… Aussi, avec trois autres camarades, décidâmes-nous de partir par nos propres moyens pour rejoindre Bucarest, où nous savions pouvoir trouver le capitaine de Lanurien à la légation de France.
La réussite fut au bout de notre entreprise, malgré mille autres difficultés, mais elle venait trop tard pour poursuivre le combat.
Et ce fut l’embarquement à Odessa et l’arrivée à Marseille, fin mai 1945.
Nos aventures, et quelles aventures ! étaient enfin terminées !!!