Notre évasion réussie en vedette vers la Suède à travers la Mer Baltique

J. M. Frébour

J. M. Frébour

Préparation de l’évasion

Il était nécessaire, pour une telle « expédition », sur laquelle quelques camarades mis au courant ne nous donnaient qu’une chance sur 100 de réussir, de rechercher des compagnons particulièrement décidés et discrets, ayant aussi certaines aptitudes particulières.

Nous avons donc pensé à un boxeur professionnel, « Kid Gervais », et à un athlète confirmé, ancien moniteur à l’école militaire des sports de Joinville, Gaven, qui auraient tous deux à assurer plus spécialement la sécurité de notre départ, puis à un excellent mécanicien (d’aviation, mais mécanicien tout de même !) Jacques, qui aurait à surveiller le fonctionnement du moteur en cours de route.
Enfin, cinq autres camarades absolument sûrs, plusieurs fois évadés : Pierre Hillairet, Guy de Ridder, Firmin, Dubois et Blairon. J’assumais pour ce qui me concerne, le poste de navigateur.
La petite équipe ayant été formée, nous décidions de partir, de préférence, à l’occasion d’une alerte aérienne (presque journalière à cette époque), l’obscurité totale sur le port, et le bruit du tir des canons de D.C.A. voisins devant faciliter les diverses opérations prévues pour la prise du bateau, et éviter autant que possible les forts risques d’être découverts avant le départ.

Evasion proprement dite

Le 16 juin, « Kid » nous annonce que « notre » vedette (de type « amiral »), repérée à l’avance, était accostée au quai sud de l’arrière-port de Greifswald (Poméranie). Nous nous consultons aussitôt. L’accord est complet. Tout est donc organisé pour la nuit. Les postes de chacun et le lieu de rendez-vous sont très précisément désignés, et à minuit nous nous retrouvons, selon le plan prévu, dans un endroit retiré du port, après certes moult incidents et péripéties de toutes sortes, survenus au cours de l’évasion des kommandos où nous étions sévèrement enfermés, mais qui seraient trop longs à relater ici.

L’obscurité est totale, chacun se rend à son poste, les uns assurant la surveillance des quais et des bateaux environnants, les autres ayant pour mission de s’approcher le plus près possible de la vedette et d’attaquer s’il le faut les sentinelles de garde.

Des rondes viennent à plusieurs reprises déranger nos préparatifs, et ce n’est qu’à une heure du matin que ce que j’appellerai la première phase de notre évasion est terminée.

L'évasion

L’évasion

Nous montons à bord et partons doucement, évitant de faire le moindre bruit, en nous servant de grandes gaffes et de planches pour « décoller » du quai et nous éloigner des bateaux voisins : 10 mètres…, 20 mètres…, 30 mètres…, 40 mètres… Nous mettons le moteur en marche : 100 m…, 200 m…, 500 m…, 1 km… Bravo ! La première manche est gagnée, partir sans avoir été remarqués… miracle ?…, mais chance en tous cas, bon commencement… mais trois kilomètres restent encore à parcourir pour atteindre le golfe de Rügen (Greifswalder-Boden)…

Cinq cents mètres plus loin, nous nous apercevons que la pompe à eau ne fonctionne plus. Jacques, notre mécanicien, réussit à la démonter, puis à la réamorcer et quelques minutes plus tard, tout étant de nouveau en ordre, nous pouvions repartir… tous feux éteints. Que ces quelques minutes ont été longues si près de notre point de départ et surtout, loin d’être sûrs que nous n’avions pas déjà été signalés.

Nous approchons rapidement du pont d’Eldena, pont qui interdit l’entrée de l’arrière port et qui doit être levé pour permettre le passage des bateaux. Nous apercevons très distinctement les silhouettes des sentinelles de garde qui vont et viennent sur le pont, nous ralentissons…, serons-nous reconnus ?… Je lève le bras et fais le geste du « Heil Hitler »… quelques secondes et lentement le pont se lève…, nouveau miracle ? Nous continuons à petite allure : là haut les soldats de garde nous regardent, impressionnés sans doute par le « magnifique » drapeau à croix gammée » qui flotte à l’arrière !… Ouf ! encore une difficulté majeure de vaincue. Nous voilà maintenant à la sortie du port, c’est alors le défilé des vedettes de police maritime et les trois mâts école dont nous ne passons qu’à une vingtaine de mètres, toujours à vitesse réduite, comme un amiral qui passe une revue. Ainsi, tout ce que nous avions espéré réussit et pourtant… la navigation n’est-elle pas interdite la nuit sur le canal ? Comment, il est vrai, ces « braves » gardiens du port auraient-ils pu penser que cette élégante vedette allemande, portant pavillon allemand et franchissant si calmement le port, au cours d’une alerte, était occupée par des soldats ennemis évadés des camps…

Le pont d'Eldena en 1995

Le pont d’Eldena en 1995

Nous entrons maintenant dans le Greifswalder-Boden (golfe de Rügen) partie de la Baltique située au sud de la grande ile de Rügen et parsemée de champs de mines, que nous traversons, et vers 3 heures apercevons le phare de Pennemünde. Aucun d’entre nous n’avait encore navigué et notre grand souci était de ne pas nous éloigner du parcours approximativement prévu.

De Greifswald à Ystad à travers la Baltique

De Greifswald à Ystad à travers la Baltique

Quatre heures un quart, il fait maintenant presque jour, nous franchissons le détroit de Pennemünde, près duquel les fusées V1 qui bombardèrent l’Angleterre étaient fabriquées ; le passage était sévèrement gardé et pour cause ! ce sera pour nous le troisième point sensible. Nous nous cachons à l’intérieur du bateau. Là bas, debout sur les larges plate-formes des forts, des soldats nous observent à la jumelle, et pourtant nous continuons sans être inquiétés, sans doute pour la même raison que lors du passage sous le pont d’Eldena. Seul Guy coiffé de la casquette d’officier de la marine allemande trouvée à l’intérieur de la vedette, reste visible de l’extérieur. Le drapeau à croix gammée flotte toujours à l’arrière et c’est sans doute, en grande partie grâce à lui, que nous voguons maintenant vers la pleine mer pour gagner le grand large.

Cinq heures et demie du matin, la mer devient houleuse et déjà deux de nos camarades sont malades, couchés à l’avant. Sur notre gauche, au loin, un convoi se dirige vers le sud (l’Allemagne). Nous mettons N.N.E. 28° et perdons bientôt les côtes de vue, la tempête hélas devient de plus en plus violente, notre bateau fait des bonds énormes et craque sur l’avant, cinq de nos compagnons sont maintenant malades. J’observe l’équipage, Firmin a pris la barre, il est trempé et ruisselant, Kid et Guy sont aux postes d’observation et signalent tout ce qu’ils voient… Je dois moi-même quitter, et cela durera plus d’une heure, mon poste de navigateur, étant à mon tour malade. Guy me remplace, Jacques le mécano, lui aussi très indisposé, se traîne sur les genoux, ne voulant pas cesser de surveiller une seule minute son moteur qui peine dans la tempête. Alerte ! un hydravion apparaît dans le lointain, nous sommes vus et nous préparons à réagir, mais après avoir viré, l’appareil décrit une large courbe et sans doute rassuré par le salut hitlérien et le drapeau à croix gammée, il s’éloigne pour disparaître complètement à l’horizon. La chance est toujours avec nous et plus que jamais, nous avons confiance.

La tempête continue cependant avec la même violence, nous ne voyons plus rien, que l’eau partout, l’eau déchaînée qui à chaque instant retombe sur le bateau, nous sommes ballotés les uns sur les autres et avons beaucoup de peine à nous cramponner, les vagues sont courtes, puissantes, les chocs violents, la mer en qui nous avions mis toute notre confiance pour la réussite de notre projet, nous trahirait-elle ? Impossible de ne pas se le demander, nous mettons en marche les pompes d’évacuation et nous servons de seaux en toile pour rejeter l’eau qui recouvre maintenant le fond du bateau, nous sommes tous trempés et c’est à ce moment qu’un second hydravion est signalé ; mais le même scénario se reproduit, il vire, tourne, et reprend la direction sud.

L’alerte a été de nouveau très chaude, je me sens mieux et viens rejoindre mes trois compagnons restés debout, je reprends mon poste et admire les regards calmes et résolus de mes compagnons, quels braves et courageux équipiers. Je leur dis… alors ça va ? sans cette maudite tempête… Ils sourient, coûte que coûte, il nous faut arriver, pourtant tous savent que depuis plus d’une heure nous n’avançons plus, le moteur fatigue. « Nous tournons en rond » me dit Kid, le bateau tiendra-t-il ? L’eau frappe fort, alors nous décidons de nous écarter de la route prévue et mettons plein est pour essayer de sortir de cette périlleuse situation. Une heure, deux heures passent, deux heures d’immenses efforts où la seule volonté de réussir domine tout ce qui est en nous : craintes, sentiments et… souvenirs. Enfin les vagues deviennent moins fortes, la mer se calme et petit à petit nous sortons de la tempête sans trop,apparemment, de dégâts matériels. Encore une fois notre bonne étoile nous a protégés.

Mais où sommes-nous maintenant ? il nous faut faire le point et cela est bien difficile pour des navigateurs amateurs qui ont quitté leur route… Nous décidons de mettre plein ouest dans l’espoir d’apercevoir les côtes de l’Ile de Rügen aux environs de Sassnitz et n’y réussissant pas, nous décidons un peu plus tard de changer notre direction et de mettre plein nord au risque d’aller trop à l’est, car les quelques bateaux que nous apercevons à l’horizon nous inquiètent.

Il est 10 heures, nous mettons alors Nord-Nord Est pour éviter l’Ile danoise de Bornholm occupée par les Allemands mais à ce moment deux nouvelles alertes à un quart d’heure d’intervalle nous inquiètent, en effet deux nouveaux hydravions sont signalés, une fois de plus ils virent, tournent, mais également rassurés, repartent vers la « grande Allemagne ». Ce n’est plus maintenant qu’une question d’habitude !… Et pourtant…

Il est 11 heures, la mer redevenue calme permet à notre vedette de naviguer « plein gaz », nous apercevons un cargo qui se dirige vers le Nord, cette fois nous pensons être sur la bonne voie et décidons en restant le plus éloignés possible, de suivre son sillage.

11h45, c’est incroyable, nouvelle alerte, un gros hydravion allemand B.W. 138 volant très bas, passe juste au-dessus de nous, puis revient, semble s’intéresser particulièrement à notre embarcation. La chance nous abandonnerait-elle si près du but ? Nous gardons confiance, nous en avons tellement vu cette nuit ! En effet, le drapeau hitlérien, la casquette d’officier allemand, le salut hitlérien et la direction Sud que nous avions prise pour quelques minutes, le rassure et lentement l’appareil repart vers l’est poursuivant sa mission de surveillance du grand Reich…

Cette fois, pour nous, cela ne fait plus de doute, la partie est gagnée. Nous faisons à nouveau le point et calculons que 50 km environ à peine nous séparent de la Suède.

Nos calculs étaient bons, puisque une heure et demie plus tard, Guy qui se trouvait à l’avant, s’écrie : « vite les gars, la terre, oui la terre là bas droit devant. Non, ce n’est pas possible ! » nous avons tous bondi, c’est pourtant vrai, tout là bas, à l’horizon, une longue bande grisâtre se dessine très nettement.

Alors, c’est un véritable enthousiasme, on crie, on pleure, on rit, on saute de joie, nous sommes comme des enfants… mais au fait, était-ce bien la Suède, ne nous sommes-nous pas trompés dans nos calculs, n’était-ce pas plutôt l’Ile de Bornholm occupée, n’avons-nous pas été déportés vers l’est plus que nous ne le pensions au cours de la tempête ? Nous approchons de la côte avec prudence. Nous ne nous trouvons plus maintenant qu’à quelques centaines de mètres du rivage. Des soldats courent sur la falaise là bas… Suédois ? Danois ? Allemands ? Nous approchons toujours et nous apercevons que des mitrailleuses sont braquées sur nous… il faut se décider, il est trop tard pour hésiter. Nous enlevons le drapeau, jetons la casquette d’officier de marine allemand par-dessus bord et agitons au dessus de nos têtes nos vestes kaki. Alors, de la côte, on nous fait des gestes de sympathie, nous sommes reconnus, un soldat porte un képi… ce ne sont pas des Allemands, on s’embrasse…, nous ne sommes plus qu’à 100 mètres. Depuis un moment, de gros nuages noirs s’amoncellent au-dessus de nous, la mer redevient houleuse, une nouvelle tempête apparemment se prépare, il était temps d’arriver. Je crie « Regardez là bas, à droite, un drapeau bleu portant une croix jaune, aucun doute, c’est bien la Suède, vive la France, vive la Suède, vive de Gaulle… Nous sommes fous de joie. Comme il est beau ce drapeau, ce symbole de la liberté. Notre cœur bat à se rompre. Libres, nous sommes libres. Nous abordons dans un petit port de pêche près d’Ystadt.

Nous ne pouvons y croire, n’était-ce pas un rêve ; des officiers alertés, arrivent, puis de nombreux soldats ; je demande : Sweden ? ya, ya, Hurrah !, vive la Suède, vive la France ! Nous sautons sur le quai, nous nous étreignons et pleurons à nouveau de joie. Français ?… oui, oui. Quelques-uns de nos nouveaux amis parlent français, anglais ou allemand. Ils nous félicitent, nous font très affectueusement l’accolade. Jamais je n’oublierai cet accueil sincère, intime et spontané, cet élan du cœur qui nous a si profondément touchés. Quelle différence, hier c’était l’esclavage, la misère, ou… la mort, aujourd’hui, c’est la liberté, le bonheur et la joie de vivre et d’espérer.

Mais déjà la nouvelle de notre arrivée s’est propagée dans le petit village situé tout là haut sur la colline ; des enfants accourent, puis bientôt une grande partie de la population est là qui nous félicite et nous remplit les poches de friandises. On nous distribue des cigarettes, des bonbons, on nous réclame les boutons ternis de nos vieux uniformes, comme souvenirs, des autographes, et puis tous veulent une petite partie du drapeau hitlérien qu’à l’arrivée nous avons mis en pièces… Les officiers du fort voisin nous emmènent à leur mess où un thé bien chaud nous est servi avec de délicieux sandwhiches, puis un médecin major procède à une rapide visite de chacun de nous, on nous conduit ensuite en voiture à Ystadt, petite ville proche. Le maire de la ville vient nous souhaiter la bienvenue, il parle français, nous distribue des petits drapeaux suédois et nous dit combien il est heureux d’être le premier officiellement à nous recevoir.

Le soir, on nous dirige vers Malmoë, grande ville du sud de la Suède où une réception nous attend. On nous complimente à nouveau, des journalistes ont été prévenus et ce ne sont pendant un moment qu’interview et photographies qui paraîtront le lendemain en première page des journaux.

Nous sommes maintenant extrêmement fatigués, nos hôtes s’en aperçoivent et, geste d’une rare délicatesse, mettent à notre disposition, un wagon lit du train de nuit rapide à destination de Stockholm.

Nous n’étions plus habitués à un tel confort, à un tel luxe, quel rêve magnifique, nous vivons… Le lendemain, nous arrivons reposés dans la capitale suédoise, on nous donne à choisir : Pétain ou de Gaulle ? Bien évidemment, nous demandons à être conduits auprès des représentants de la France libre en Suède et sommes reçus très chaleureusement par Monsieur de Vaux Saint Cyr, Ministre de la France libre en Suède et par le Colonel Garnier, attaché militaire et chef du service de renseignements gaulliste pour la zone « Nord Europe ».

Quelle joie et quel réconfort de se retrouver enfin avec des « Français libres » ! après tant d’avanies, de souffrances et d’humiliations de toutes sortes, après avoir connu les terribles camps disciplinaires, les prisons centrales civiles, soumis au même régime que les condamnés de droit commun, où sévices et tortures tenaient lieu d’interrogatoires, notre rêve de quatre ans s’est enfin réalisé. Quelle revanche ! nous signons notre engagement dans les Forces Françaises libres pour reprendre le combat.

Un souvenir comme celui-là ne peut être oublié.

J. M. Frébour

De gauche à droite, debouts : Jacques, Gaven, Frébour, Hillairet en Suède après leur évasion

De gauche à droite, debouts : Jacques, Gaven, Frébour, Hillairet en Suède après leur évasion